Chapitre V
Une nuit bien courte
La dernière bûche se consumait lentement, il restait quelques braises incandescentes, les deux hommes n’avaient pas froid. Il faut dire qu’ils en avaient vu d’autres, même si au fil du temps les hivers avaient été moins rigoureux avec le réchauffement climatique. Tous les deux étaient nés au moment du premier choc pétrolier, ils avaient connu la neige et les joies des sports d’hiver pendant leur adolescence. Le froid ne les effrayait pas trop, ils savaient comment s’en protéger, mais Gillmore avait préféré tout de même quitter son pays pour des latitudes plus australes. Et puis Moreen était une fille du soleil et n’imaginait pas vivre ailleurs que dans le sud. Alors maintenant sa “BAD”(1) était là où était aussi son cœur.
John proposa à son ami de prendre un dernier verre avant de se coucher. Il n’était pas question d’alcool, non, ni l’un ni l’autre n’avaient bu une goutte d’alcool depuis des lustres. Non ils aimaient trinquer pour le côté convivial, cela leur rappelait l’époque où ils avaient l’occasion de se retrouver entre amis et prenaient un toast simplement avec un jus de fruits maison ou une boisson au gingembre ou de thé fermenté. “J’ai fait un excellent Kombucha (2), on dirait du champagne” déclara John. “Je t’en sers un verre? C’est à peu près tout ce que je peux t’offrir, avec les restrictions c’est difficile d’avoir des jus.” “Ne t’en fait pas j’adore cela et ça nous rappellera le bon vieux temps” répondit “Gill” avec une pointe de nostalgie.
Ils étaient bien là! Ensemble, tous les deux, les mots ne suffisaient pas pour exprimer leur joie. Elle était intérieure, ni l’un ni l’autre ne souriait. Il faut dire que depuis ces années un peu folles avec les crises, les récessions, les à-coups de la terre du au réchauffement climatique et à la pollution; peu à peu une certaine mélancolie s’était installée dans le cœur des gens. Alors ils se comprenaient. Chacun d’eux était devenu plus posé aussi, plus réfléchi. Leurs envolées lyriques de leur trentaine où ils tentaient vainement de refaire le monde, avaient laissé la place à des échanges profonds et empreint de sens. On croyait entendre des philosophes, mais n’étaient-ils pas un peu philosophes au fond. Au sens antique le philosophe est celui qui cherche la vérité et cultive la sagesse. “Gill” et “John” étaient de ceux-là, ils étaient à la quête du mystère de la vie, du pourquoi, du comment. Pourquoi l’Homme était-il sur terre? Pourquoi il était capable du pire comme du meilleur?
Pourquoi ne s’étaient-ils pas retrouvé plutôt se disaient-ils! “Nous aurions du nous voir plus souvent!” dit Gillmore à John. “Je regrette de ne pas avoir cherché à le faire, toutes ces années passées loin l’un de l’autre à mener nos combats, parfois bien seul à lutter contre les soi-disant-es élites qui nous tiennent en bride depuis trop longtemps” . John ne savait que répondre il se sentait à son tour un peu coupable. Mais les choses n’avaient pas été si simple. Il fallait une bonne dose de courage pour braver les interdits liés aux restrictions de déplacements consécutifs à la pandémie. Tout était sous contrôle, du-moins c’est ce qu’on laissait croire et on faisait régner une certaine angoisse et peur sur le peuple en diffusant H24 des nouvelles non rassurantes et anxiogènes. Alors petit à petit on y croyait. On n’osait plus sortir, on limitait ses déplacements, on s’auto-censurait. Et au final ça a marché, le peuple était devenu de plus en plus docile. En compensation le gouvernement avait octroyé un Revenu Universel de Sauvegarde, un “RUS” ou plutôt une ruse à vrai dire. Je vous paye rester chez vous, mais obéissez et soyez asservis. L’esclavage moderne dans sa forme la plus machiavélique.
La dernière bûche consumée, les dernières braises s’étaignaient lentement. John et Gillmore pensaient que l’heure était venu maintenant de dormir un peu. La nuit serait courte, mais tant pis! Ni rien ni personne ne viendrait troubler leur sommeil pensaient-ils et pas de rendez-vous ni de contraintes quelconques. John invita son ami à le suivre vers le petit bungalow qui se trouvait à une dizaine de mètres de là. C’était là que se trouvaient les chambres des garçons. Le bungalow il l’avait réalisé lui-même, un peu avant que les garçons ne décident de partir. Il était fier et triste à la fois. Fier parce qu’ils avaient tous contribués en le faisant ensemble avec leur père et triste parce que finalement ils n’en ont que très peu profité avant de s’émanciper.
“Je te souhaites une belle nuit, mon ami” dit John à Gillmore. “J’ai hâte de reprendre notre conversation” répondit Gill, “Nous avons encore tant de choses à partager, bonne nuit John!” . Les deux amis se séparèrent pour une courte nuit, mais peu importe, ce qui comptait le plus c’était d’être ensemble et de profiter de chaque instant. Le feu maintenant éteint , John traversa lentement la pièce et se rendit dans sa chambre. Dehors tout était calme, la nuit bien avancée laisserait bientôt la place au jour et c’était bien ainsi.